Hier j’ai été témoin d’un drame comme on en voit peu dans la vie. Permettez-moi de vous le conter :

Dimanche d’avril, le barbecue est de sortie et on profite de l’après-midi dans le jardin. L’humeur est au beau fixe, l’ambiance est détendue ça sent la grillade, le soleil réchauffe les mœurs. Mère-grand s’octroie quelques tranches de marrade entre deux martinis, la daronne coiffe son enfant chevelu, le daron retourne les steaks tel le roi du burger et l’ado décroche cinq minutes de son ordinateur pour humer l’air printanier. C’est un moment agréable comme on en vit peu, on se croirait presque dans une famille normale. Je dis bien presque.

A un moment, l’ado tombe sur un ballon de foot et décide de se dégourdir les guibolles en simulant le match de foot en solitaire. Sans prévenir, El Conardo se sent pousser des ailes et dans un élan de pachyderme, se met à courir avec l’idée probable de faire quelques passes en beuglant « Here’s Beckham ! ». Voilà l’individu qui se la joue Olive et Tom, mais sans Olive, ni Tom et encore moins un quelconque mouvement pouvant rappeler de près ou de loin celui d’un footballeur tatoué. Sans surprise, au bout de cinq minutes montre en main, l’engin s’étale de tout son long sur le bitume devant le garage. Son corps ne fait plus qu’un avec le sol : bras, mains, genoux et même le double menton se retrouvent à l’horizontale. Son épiderme en fusionne avec l’asphalte. Le silence, à l’image de sa chute, est lourd.

Le temps est suspendu et le public a le souffle coupé : Mère-grand a les yeux sortis de leurs orbites, la daronne s’arrête de respirer (pas évident avec une clope au bec), la petite s’arrête de parler (impressionnant) et l’ado entreprend une marche arrière stratégique, type moon-walk silencieux, en cas d’accusation facile sur sa personne. De mon côté j’admire l’œuvre du Karma en m’efforçant de photographier mentalement cette image divine, classée directement dans le top 3 des moments préférés de mon existence.

L’homme git au sol, le silence n’est rompu que par un couinement faiblard, personne ne bouge. Est-il en vie ? Nous avons rapidement la réponse grâce à un gémissement étouffé dans le goudron, mais parfaitement audible : « BOLLOCKS ! ». S’ensuit une demande d’assistance de sa part, pas des plus polies, mais tout de même rapidement exécutée par ma personne dévouée.

L’excès de vodka n’aidant probablement pas, El Conardo a l’air tout droit sorti d’un épisode de The Walking Dead : le type dégouline de sang et de cailloux. Je jubile (discrètement) alors qu’il se relève à la vitesse de l’escargot empoté, vu que je me contente de faire semblant de le soulever (inutile de me rompre le dos, demain j’ai rencard à Picadilly). J’insiste sur le fait que strictement personne d’autre n’a bougé pour aider, tant le bougre est flippant. D’un coup, Mère-grand (sa mère donc) a comme une révélation et se met à sprinter sur toute la longueur de jardin – environ quatre mètres – en dégoisant je ne sais quoi en espagnol. L’ado est aux abonnés absents, la daronne se tire prétendant emmener la petite aux toilettes.

Moi je reste là, à regarder la scène, hypnotisée comme devant un mauvais épisode de Benny Hill. La prise de risque est réelle, mais j’ai l’habitude d’être totalement transparente dans cette baraque. Est-ce l’absence des victimes habituelles qui a attiré l’attention des deux énergumènes hispaniques sur ma personne ? Je vois Lady Grosses Meules me montrer du doigts en déblatérant de l’espinguin vitesse grand V. Bien sûr, je capte que dalle et manifestement cela se voit à mon absence de réaction. Le lion de mer commotionné fait la traduction façon soldat Ryan « Get…the… FIRST AID KIT ». J’ai cru bon de ne pas relever l’absence totale de politesse, je rappelle que je suis au pair et pas infirmière, mais peut-être que l’animal, se sentant redevable, sera plus cordial à l’avenir. Et peut-être que soudainement j’aurais un joli nez en trompette un matin en me levant, quitte à croire aux miracles.

Cent ans plus tard, me voici assise par terre, en plein milieu du lotissement, avec une pince à épiler, à retirer un par un les cailloux coincés dans les plaies du Daron. C’est vraiment humiliant pour lui, dégradant pour moi et traumatisant pour tout un chacun. Le type mérite bien le surnom de Pelé. Sans aucun rapport avec le foot.

Le lendemain de cette rocambolesque aventure, Monsieur Machin est assigné à domicile et ce pour le reste de la semaine pour cause de stigmates sanguinolantes. En effet, l’expert en rien se voit empêché de travailler, de conduire ou même de faire preuve d’une quelconque décence tant que ses blessures lui seront douloureuses. Vu que c’est sa mère sa patronne, autant vous dire que le type est tartiné de chez tartiné. Me voilà donc à prendre de soin de trois enfants, dont un très grand et très lourdingue qui j’espère, ne demandera aucune assistance pour sa toilette.

C’est mal le connaître, effectivement le pachyderme demande assistance pour absolument tout, je me demande comment il fait pour respirer sans que je n’aie besoin de jouer des coudes sur sa cage thoracique. Pour résumer, aujourd’hui je suis allée à l’épicerie pas moins de trois fois pour aller acheter au gré de ses envies du coca, de la vodka et des glaces au chocolat. Pauvre enfant de 45 ans, j’ai dû l’aider à choisir une chaîne de télévision, ses stigmates lui sont si douloureuses qu’il ne peut appuyer sur la télécommande. J’ai dû lui préparer des sandwiches, mais comme il avait mal aux mains, je lui ai donné la becquée. J’ai même dû lui rouler un joint. J’ai l’impression d’être otage sur la planète des dégénérés, dont la rançon serait mon amour-propre. Ces gens creusent un traumatisme de plus en plus profond au fil des jours, je ne ressortirai jamais indemne de cette expérience malaisante.