Il y a des épreuves dans la vie qui construisent des destinées. Mon premier séjour à Paris m’aura appris bien des choses, mais certainement pas à gérer la gêne extrême causée par un rendez-vous raté.

Retour en arrière : Toulouse, quai de gare. Valise à la main, je me prépare à embarquer dans le train destination Paris. Je pars en vacances une semaine chez mon amie Mélanie. J’ai dans le ventre un petit malaise, comme une intuition, une petite voix me suggérant de rester chez moi. Par réflexe, je l’ignore.

Une grosse journée m’attend, à commencer par six heures de trajet en TGV. Mélanie n’est pas disponible avant la fin de l’après-midi, j’ai donc une bonne partie de la journée à occuper avant de la retrouver. Je dois préciser que depuis quelques temps je papillonne sur un site de rencontre et, apprenant la nouvelle de ma venue dans la capitale, Alex78, « parisien l’hiver, biarrot l’été », m’a proposé de profiter du temps que j’avais devant moi pour boire un verre avec lui. L’individu se présentant sous la forme d’un apollon d’après les photos de son profil, l’idée m’a paru fort peu déplaisante aux premiers abords, j’ai donc tout naturellement accepté sa proposition.

Arrivée à Paris après six heures de voyage, je passe le récit du voyage chaotique qui a paru durer un milliard d’années, entre enfants agités, parents au bord du burn-out et gang de retraités dopés aux œufs durs et camembert pour la collation.

Me voici au pied de la tour Montparnasse : le soleil brille, les pigeons roucoulent, les accordéonistes accordéonnent et le local m’engueule car je bouche le passage. Pas de doute, je suis bien arrivée à destination. Monsieur Sublime ne devrait pas tarder à rappliquer. Je lève la tête à m’en péter les cervicales et je regarde la tour, posée là sur le parvis devant la gare, majestueuse. Et dans ma tête je pense :

« Ouah ça fait comme des pizzas quatre chaussures* ! ».

Et c’est là qu’est arrivé Alex78 « parisien l’hiver, biarrot l’été ». Sur le papier, il était prévu qu’un grand bellâtre, genre surfeur californien, cheveux dorés par le soleil, muscles apparents et sourire catégorie Colgate me souhaite la bienvenue en ses lieux.  Hélas, c’est le jumeau maléfique d’Alex78 qui s’est présenté : Alexandre, pas très grand, un peu trapu, au moins dix ans de plus que le mec sur les photos, et surtout  rien à voir avec le bel éphèbe des photos. Ce gars n’est ni plus ni moins que la personnification de la poudre de perlimpinpin. Je le vois débarquer vers moi, l’air timide, avec une démarche légèrement boiteuse. Est-il ivre ? Est-il impotent ? Je ne le saurais jamais. Je réalise rapidement -avant même qu’il ne me dise bonjour – que le reste de ma journée aller s’avérer être une épreuve constituant à chercher une issue à ce traquenard, genre Escape Game.

Lorsqu’il m’aborde, j’envisage vaguement de prendre un accent alsacien pour lui annoncer qu’il se trompait d’interlocutrice. Hélas, je manque de courage, et comme toutes les filles à qui on a fourré dans le crâne qu’il fallait être gentille avec les garçons, même les disgracieux, je mets de côté cette idée. C’est dommage, j’aurais pu économiser énormément d’énergie en l’ ignorant au lieu de me fader niaiseries des en tout point gênantes.

Je préfère le dire tout de suite : je ne saurais jamais pourquoi la personne que j’ai rencontrée se trouve être à des années lumières de celui présenté sur le site de rencontre, et je pense que c’est un genre d’instinct de survie qui m’a forcée à ne pas aborder la question tout de suite avec Alexandre. Les mauvaises langues diront que je suis superficielle, que je ne pense qu’au physique et elles auront raison.

Alexandre me dit tout de go « prépare-toi, j’ai prévu un petit circuit touristique express pour te faire découvrir Paris, en commençant par petit restau ». Le bougre s’est donné un mal de chien pour m’accueillir, je commence à culpabiliser de l’avoir mal jugé. Je fais comme si de rien n’était et essaie de rester naturelle. Je préviens quand même discrètement Mélanie qui commence à flipper grave : « et si c’était un psychopathe ? ». Je la remercie mentalement de m’avoir mis cette idée dans le crâne.

Nous nous engouffrons dans le métro parisien, une première pour ma fraise. Je descends les escaliers avec difficultés à cause de ma valise bien trop grande pour constituer un bagage raisonnable et sous le regard bienveillant d’Alexandre, qui reste les mains dans les poches. Les bousculades des gens pressés, la forte odeur d’urine et le ridicule qu’est ma vie à cet instant précis me fais monter les larmes aux yeux. Je repense à mon intuition ressentie ce matin avant de partir. J’ai très envie de rentrer chez moi, là, maintenant. Je ravale ce moment de faiblesse et comme à chaque moment un peu difficile, je prends sur moi. Peut-être que si je creuse un peu, le personnage de Alex78 mais aussi la ville Paris qui me parait alors bien hostile, j’aurais une bonne surprise.

Dans le métro, voilà Alexandre qui entreprend de me détailler le champ de ruine qu’est sa vie. Ça m’intéresse moyen, mais j’ai quand même écouté par politesse. Il se trouvait à Paris depuis quelques années déjà, originaire de Dijon (il avait pourtant écrit Biarrot sur sa fiche !). Il a fugué à l’âge de vingt-trois ans à la capitale, afin de se construire une vie stable, loin des pérégrinations bourguignonnes dans lesquelles il avait grandi (et probablement hérité de la démarche inclinée). Actuellement au chômage, il recherche activement un nouvel emploi, si possible pas trop difficile mais bien payé. Le bougre a des idées derrière la tête. Il ne s’épanche pas trop sur sa vie personnelle, je mets ça sur le compte de la timidité de la première rencontre. Je dois admettre que je ne suis pas vraiment loquace non plus. A dire vrai, Alexandre ne me pose absolument aucune question et ça m’arrange : j’aurais peur de me trouver trop tranchante dans mes réponses et de vexer icelui. Je ne peux m’empêcher de penser que c’était plus sympa quand c’était à distance et dans l’illusion du virtuel.

On sort du métro pour se rendre à l’endroit où Alexandre a prévu de m’inviter à déjeuner. Je suis ravie de faire une petite pause repas, j’ai l’estomac dans les talons et peut-être que d’être à table au restaurant sera un environnement plus propice à la conversation. Je suis toujours déterminée à passer au-delà de ma déception par rapport au physique d’icelui et surtout du fait qu’il m’ait menti là-dessus. Je sens comme une gêne, je suis persuadée qu’il essaie d’aborder le sujet pour s’expliquer, ce qu’il ne le fera jamais.

« Et voilà, on est arrivés : mon restau préféré ».

Un rire nerveux, plus proche d’un cri de détresse du goéland, que d’une manifestation de joie sort de ma bouche. Nous nous trouvons devant un kebab tout sauf accueillant : la pièce principale est sombre, une forte odeur d’huile cramée embaume les alentours (et restera pour un moment sur mon manteau), une broche – que je devine de viande mais à la couleur on aurait pu penser à autre chose de pas comestible – à moitié entamée qui tourne sans cesse aux quatre vents, tel le désespoir qui m’habite depuis que j’ai posé un pied à Paris. Pas grand monde à table, mais un remue-ménage pas possible d’hommes qui entraient, puis passaient par une porte au fond de la salle, pour en ressortir une minute pour tard les mains dans les poches. D’ailleurs Alexandre va lui-même entrer une minute dans le cagibi puis ressort dans la minute. Bref moment de solitude, j’ai quand même le temps de remarquer des mouches dans la vitrine, que le poulet était plus couleur avarié que couleur poulet et la salade plus couleur fanée que couleur salade. Alexandre lance au « cuisto » dernière sa vitrine de canettes de sodas qu’il va en profiter pour prendre un « menu 3 » et me demande ce que je veux manger. Je panique, j’imagine que mon visage reste stoïque, cependant Alexandre et le « cuisto » attendent ma réponse en me regardant l’air circonspect. Je demande un Coca avec une paille, prétextant que je n’ai pas faim. Cette fois, je décide de suivre mon intuition ; je mangerai mieux ce soir en compagnie de Mélanie.

Attablés dehors, sur le trottoir, Alexandre engouffre son « Menu 3 » composé d’un kebab sauce samouraï, d’une barquette de frites et d’une canette de bière. Il mange comme s’il n’avait pas mangé depuis trois jours, ce qui ne me semblerait pas incohérent tant le bonhomme porte la fatigue sur lui : cernes, joues creusées, barbe courte mais drue, cheveux en bataille, t-shirt qui au vu des tâches a vécu pas mal d’autres kebabs sauce samouraï dans ces derniers temps. Je sirote mon coca en faisant un point mental qui se résume à la question suivante : Comment sortir de cette situation ubuesque ?

Heureusement qu’Alexandre passe son temps à monologuer, car s’il ne comptait que sur moi, le silence serait assassin. Lassée de faire de la résistance, je me laisse finalement prendre au jeu de la rencontre et décide de mentionner les points qu’on avait déjà en commun découverts lors de nos échanges en ligne comme les films d’horreur, la littérature d’épouvante, la musique. Des sujets assez variés et assez généralistes qui me font pour un moment oublier ma détresse intérieure et calment un peu la voix qui me hurle dans les tympans « TROUVE UN MOYEN DE PARTIR ».

Alexandre coche toutes les cases du scenario bien glauque que j’ai pu lire dans « Le Nouveau Détective ». Et pour avoir été abonnée à ce journal pendant des années (une partie glauque de mon adolescence), je sais pertinemment de quoi je cause : un homme qui ment sur son identité pour attirer sa victime, visiblement perturbé, avec une apparence physique négligée, qui oublierait un peu trop souvent de se laver. Après tout, qu’est-ce qui peut l’empêcher de me tuer dans un coin de rue sombre derrière une benne à ordure ? Certainement pas moi et mon attitude passive.

Je commence à paniquer, je remue sur ma chaise, je me sens faible car je meurs de faim, même si le coca m’apporte un shoot de sucre bénéfique. Je faisais mentalement des scénarios horribles quand j’ai réalisé que je fixais sans le vouloir la bouche d’Alexandre. Il l’a bien entendu remarqué et a dû prendre ça pour un signe de désir de ma part (alors que je songeais à quel point j’avais envie de m’ouvrir les veines). Il se met à me poser des questions plus personnelles, du type « quel est ton genre de mec, depuis combien de temps t’es célib ‘, t’aimes quoi chez un mec ». Je réponds basique de chez basique, sans rentrer dans les détails, avec un peu de chances il va me trouver tellement chiante qu’il se désintéressera de ma personne. Erreur : une fois son « Menu 3 englouti », le barge se lève d’un bond en tapant dans ses mains :

« Alors, prête pour ta visite privée de Paris ? ». Tuez-moi.

Retour dans le métro, comme deux bossus clopinant, moi à cause de ma valise et lui à cause du drame que constitue sa vie. Je n’ose pas imaginer la dégaine des deux guignols, nous ferions probablement un très beau couple au pays des sous-êtres. Ligne 12, sortie « Abbesses », j’aurais plus dit « latrines » au vu de l’odeur permanente de pisse, dont les parisiens sont visiblement habitués. C’est donc à ça que se résume ma vie aujourd’hui ?

C’est parti pour visiter le Sacré Cœur, « l’endroit le plus romantique de Paris » me dit Alexandre dans le métro, bien trop près de mon visage. Super, tu m’en vois ravie.

Après avoir grimpé, grimpé, grimpé la butte de Montmartre, en prenant les chemins les plus longs, « histoire de bien en profiter, haha », je m’effondre sur un banc miraculeusement vide faisant face au Sacré Cœur. Je dois admettre que l’édifice est sublime. Alexandre prend place à côté de moi et assez près pour que je me fasse enfumer par ses clopes roulées. Je note que celle-ci a une odeur différente. Ne me dites pas qu’Alexandre s’est roulé un splif juste pour ce moment, par pitié. J’ai à peine le temps de soupirer d’exaspération (en tournant la tête) qu’un vendeur de bracelets se jette sur moi pour me vendre ses babioles. Je me décale par réflexe et je sens qu’Alexandre en a profité pour renifler mes cheveux (qui devaient probablement sentir l’huile du kebab d’ailleurs).  Je n’ai pas le temps de réagir -trop d’infos à la fois- que le vendeur s’adresse à lui :

« C’est votre petite amie ?

– Pas encore … »

Il n’avait pas fini sa phrase que j’avais déjà giclé hors du banc, telle l’anguille envalisée, pour tenter de me perdre dans la foule qui squattait les escaliers du Sacré Cœur. C’était sans compter ma valise de douze tonnes qui ralentissait ma course tout en provoquant un boucan des enfers. L’ursupateur a largement eu le temps de me rattraper en marchant. Il me tire par la manche et je me retourne, prête à lui dire que je dois filer pour raison familiale, mais je constate que sa tête est franchement bizarre : Alexandre est livide. Encore plus vouté que d’habitude, visiblement dans la souffrance absolue, cette personne est en fin de vie ou quoi ?

« Je dois absolument trouver des toilettes, c’est très urgent ! »

Je jubile : mon intuition à propos du kebab était bonne. Voilà Alexandre en mode full tourista qui se met à marcher très vite, en tournant en rond en bas des escaliers du Sacré Cœur, slalomant entre les touristes et les vendeurs à la sauvette, entouré de monde et pourtant si seul. Je ne sais pas quel est son projet, peut-être que tourner assez longtemps comme un poulet sans tête fera miraculeusement apparaître une cabine de WC au beau milieu du parvis.

Je dois admettre que sa souffrance me laisse de marbre, mais je suggère avec beaucoup de tact au bonhomme en détresse, de rebrousser chemin dans le but de trouver un troquet dans lequel il pourrait trouver des latrines où se soulager. Il me regarde comme si j’avais eu l’idée du siècle et me dit « j’espère que je pourrais tenir ». J’espère aussi, Alexandre, j’espère aussi.

Le voilà qui part un peu en courant, sans boîter, mais un peu vouté, le visage assez fermé, très certainement occupé à prier pour ne pas se faire dessus. Il se retourne de temps en temps pour vérifier que je le suivais, pauvre bougre. Afin de me laisser de la marge, je me suis entendue dire « vas-y, je te perds pas vue, fonce ! » Il a tracé tel le vélociraptor diarrhéique, c’est dramatiquement hilarant. De mon côté, je trottine assez loin derrière lui, traînant ma grosse valise et son bruit atroce sur les pavés de Montmartre, en ralentissant stratégiquement ma course de façon progressive.

Soudainement, le type s’est mis à sprinter si vite que je le perds de vue. Le Kebab dégueulasse a fait son œuvre. Est-ce le karma ? La salmonellose ? Je ne saurais dire, en tous cas ce coup dur (ou mou c’est selon) du destin me permet de fuir telle l’anguille apeurée.

Je décide que j’ai fait preuve d’une patience extrême compte-tenu de la situation qui ne cessait d’empirer au fur et à mesure que la journée s’écoule. Je m’arrête net dans ma course pour faire demi-tour en suivant les panneaux « métro » qui m’indiquent le chemin de la liberté. Peu importe le métro, peu importe le chemin, je sais que la sainte odeur d’urine sera salvatrice : ma porte de sortie est là.  Un dernier coup d’œil derrière moi, Alexandre a disparu, mais je ne traîne pas trop non plus, il ne manquerait plus qu’il me rattrape. Je m’engouffre dans la bouche de métro, valise traînante mais l’esprit plus léger. C’est ainsi que s’achève ma rencontre avec Alex78, « parisien l’hiver, biarrot l’été », dont je n’aurais plus jamais de nouvelles.  

*Les vrai-es auront la référence.