Je viens de relire l’entièreté de l’un de mes journaux intimes, rédigé brièvement entre décembre 2014 et janvier 2015. Je me souviens de cette période comme si c’était hier. C’est pour ainsi dire la période où j’ai touché le fond.

Comme je la redoutais cette lecture. Par peur d’invoquer les souvenirs refoulés inconsciemment pour me protéger. Par peur de constater avec le regard neuf d’une personne guérie, à quel point j’essayais de donner un semblant d’ordre au bordel sans nom dans lequel je gisais.

Je me souviens avoir pris la décision d’écrire un journal suite au visionnage d’un documentaire sur Nick Cave, « 20000 days on earth ». C’est la raison pour laquelle j’ai écrit en anglais, en comptant les jours depuis ma naissance, pour moi aussi compter mes jours sur terre. J’ai ressenti un élan d’inspiration, qui m’a aidée à faire passer la pilule, dans tous les sens du terme que peut avoir cette expression. Comme Nick Cave, je voulais faire de ma détresse quelque chose de beau.

« J’ai pour habitude d’écrire quand ça ne va pas. Comme des tas de gens, j’ai bien conscience quand rien ne va, mais je suis incapable de remarquer quand tout va bien. La putain de malédiction d’une enfant gâtée qui ne supporte pas les mauvaises nouvelles, tellement habituée à ce que la vie soit douce, que ça en devient une habitude. Alors je ne le remarque pas. C’est anormal ». – Lundi 29 décembre 2014 – jour 9249.

J’ai écrit des carnets à peu près toute ma vie, sous les formes possibles pour décrire des faits sans exprimer la moindre pensée personnelle, raconter des histoires imaginaires pour m’évader ou encore comme cette fois, ne pas parler de moi. Mais ce cahier en particulier ne décrit pas vraiment les autres, mais bien celle que j’aurais aimé être au moment où je grattais les mots au stylo plume bon marché que je trainais partout où j’allais.

A cette époque, j’étais en dépression dite « chimique ». La dépression était provoquée en réalité par un effet secondaire d’un énième traitement de fond, qui consistait à m’infliger un mercredi sur deux une piqûre dans le ventre. Je me souviens parfaitement de cette piqûre, qui se faisait grâce à un « stylo », un genre de piston qui propulsait l’aiguille très fort dans la chair. C’était d’une violence inouïe psychologiquement, sans compter les hématomes que ça laissait. Et pourtant, pas une fois je n’écris sur cela, ni sur cette dépression – en plus de la douleur physique provoquée par le combo RCH/Polyarthrite/Lupus. La prise soudaine de Prozac a eu pour effet de me déconnecter de la réalité au point de me faire oublier de manger. Je pesais 47 kilos.  Pas une fois je ne parle de mon état physique et mental, du lourd suivi médical physique et psychologique. Et pourtant, je parlais de bonheur, souvent lorsque j’étais dans un état second.

« Tellement de sensations, dedans, dehors, chacune des cellules de mon corps profite de cet instant et je suis heureuse d’en avoir conscience. Je suis définitivement bourrée ». Vendredi 31 décembre 2014 – jour 9251.

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« Aujourd’hui j’ai une intuition très forte et j’ai besoin d’en parler, de l’écrire, juste au cas où je l’oublierais, je sais que je serai ravie de le relire plus tard, les jours de déprime. Je l’écris et je le pense sincèrement : JE SUIS HEUREUSE ET J’AI DE LA CHANCE. Ok je suis malade. OK chaque jour est une putain de torture à cause de la maladie, à cause du travail à cause de la vie. Mais bordel, je suis heureuse. ». Samedi 31 janvier 2015 – jour 9282.

En bref, j’étais dans un état mental vraiment pitoyable, un état physique effarant, dans une relation avec un homme qui m’empoisonnait, travaillant en mi-temps thérapeutique, harcelée au travail par ma responsable. Le tableau n’est point glorieux.

« Et voilà, une nouvelle année qui arrive. Si rapidement, que je ne l’ai pas vu venir. C’est dingue comme le temps passe vite quand on est heureux. D’un autre côté, cette année fut vraiment difficile pour moi. Ma santé a vraiment été mauvaise, nouvelle maladie, nouveau traitement, nouveaux effets secondaires, travail à mi-temps et galérer avec l’argent parce que tout le monde des fout du fait que je ne gagne plus que la moitié de mon salaire ». Jeudi 1er janvier 2015 – jour 9252.

Il y a dans ce cahier trois grands passages dédiés à description de trois personnes. Ces trois personnes sont trois femmes, des inconnues à qui je me suis attachée (trop) rapidement et à qui j’écris beaucoup d’amour et de compassion. A l’heure actuelle, je ne vois plus ces personnes, d’ailleurs, nos dernières rencontres sont décrites dans ce cahier sans que je ne le sache. Je fondais énormément d’espoir dans de nouvelles amitiés qui n’ont jamais vu le jour. 

« Enfin il y avait Marie, grande, blonde, magnifique, avec un air perdu de piaf tombé du nid. Un peu compliquée, manque de confiance […]. Elle est encore jeune. Je lui souhaite sincèrement de trouver quelqu’un en qui avoir confiance. Voir quelqu’un qui à mon sens a tout pour avancer la tête haute, mais blessée tant de fois par la vie m’a littéralement brisé le cœur. J’ai envie de l’aider, mais j’ai bien peur de ne pas être à la hauteur ». Vendredi 23 janvier 2015 – jour 9274.

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« Hélène ressemble à une personne qui resterait jeune toute sa vie. Elle a 34 ans mais elle fait plutôt 24. Elle parle lentement, avec une voix douce. Je pense qu’elle est vraiment très timide. J’ai appris qu’elle n’avait pas vraiment d’amis ici ; j’aimerais sincèrement que nous devenions amies dans le futur ». Mercredi 28 janvier 2015 – jour 9279.

Mes angoisses tiennent une place très importante dans mes écrits. J’y relate ma peur du noir, qui prend trois pages à elle toute seule sans pour autant être démystifiée, uniquement décortiquée comme sur table d’autopsie. Nouveau jour, nouvelle page, je raconte comme j’ai peur d’oublier les choses, en voulant certainement justifier le fait que je tienne des journaux intimes épisodiquement tout en faisant le choix délibéré d’effacer certaines personnes de mes écrits, censés être gravés dans le marbre.

« Alors je refoule l’angoisse et je prends sur moi. Je sais faire. J’ai le sentiment de toujours avoir eu cette angoisse et je ne saurais pas expliquer pourquoi. J’ai toujours été une gamine peureuse, on me l’a toujours dit ». Dimanche 18 janvier 2015 – jour 9269.

Je remarque que je parle très peu de Julien, mon conjoint à cette époque. D’ailleurs pas une seule fois je n’écris son prénom. Pas une seule. Je l’appelle « mon bien-aimé » et c’est tout, il reste anonyme. Je n’ai pas d’explication pour ce surnom, ni pourquoi je n’écris pas son prénom. Est-ce par pudeur ou parce que je me doutais qu’il lirait mon journal en mon absence. Pourtant, régulièrement je prends le soin de préciser que je dédie ce cahier aux personnes qui partagent ma vie.

Je remarque aussi que je ne parle pas de mes amis de l’époque. Ils sont absents de mes écrits eux aussi et ma volonté de m’éterniser sur les nouvelles rencontres d’alors me font penser que ce que je recherchais n’était pas de raconter mon quotidien, mais bien de le fuir.

Certains jours, je me surprends à écrire pour écrire et je parle de sujets dont aujourd’hui, je n’ai même plus le souvenir d’avoir eu un quelconque intérêt pour. Je pouvais déblatérer sur des pages à propos sur de JRR Tolkien alors qu’à l’époque je n’ai jamais été capable de lire plus de la moitié du premier tome du Seigneur des Anneaux. Je crois que ce qui me plaisait, c’était processus créatif et la capacité à créer un univers entier diamétralement opposé à la réalité et surtout à créer un moyen de s’enfuir.

« Il a imaginé ce vaste univers pour ses enfants. Pendant la seconde guerre mondiale, il voulait leur offrir l’opportunité de s’échapper de la guerre, grâce à une histoire épique et une fin magnifique – bien que pas forcément heureuse pour tout le monde. A la fin on peut comprendre tellement de choses quand on compare l’histoire au contexte historique de l’époque. Après tout l’histoire du Seigneur des Anneaux est semblable, mais avec des leçons à en tirer.Je sais que dans la vie on oublie vite les choses. A chaque fois, on fait les mêmes erreurs. Comme on ne se souvient pas des leçons apprises. C’est humain. On doit tous faire avec ». Lundi 5 janvier 2015 – 9256.

Un des rares moments où j’exprime un fond de pensée sincère, sans partir dans des délires enfumés par le Prozac, est celui du jour des attentats de Charlie Hebdo. J’y décris une peur atroce qui, je pense, va au-delà des faits déroulés.

« Maintenant, j’ai peur. Qu’est-ce qui a bien pu démarrer aujourd’hui ? Les gens sont en colère aujourd’hui. J’ai peur de ce qui se produira ensuite. Les gens font le raccourci entre djihadiste et musulman. Il y a beaucoup de musulmans en France, comme dans les pays laïcs, libres et modernes. Mais c’est évident, ils vont faire l’amalgame, comme d’habitude et c’est franchement injuste. Un amalgame que trop de nombreuses personnes font. Vraiment trop ».

Même jour, même page, probablement à cause de l’effet des médicaments, je rectifie le tir :

« Plus tard dans la journée, j’ai un nouveau ressenti : l’espoir. J’espère au lieu d’avoir peur et d’être en colère, que les gens vont se rapprocher. J’espère que nous nous battrons ensemble contre cela. Je l’espère du fond du cœur, qu’aujourd’hui les gens qui ont été assassinés sont morts pour quelque chose de bien, un monde de demain bien meilleur. Je l’espère sincèrement ». Mercredi 7 janvier 2015 – jour 9258.

Chaque jour dans ce journal, j’écrivais : « tu es en vie, tu es chanceuse, tu es aimée ». Un refrain que je me répétais en boucle, histoire de me souvenir pourquoi chaque jour que Dieu a fait, je ne trouvais pas le moyen d’y mettre fin. Chaque. Putain. De. Jour. 

« Je vis la meilleure vie que j’ai jamais vécue. Ma vie est un cadeau dont j’aimerais pouvoir profiter aussi longtemps que possible ». Samedi 31 janvier 2015 – jour 9282.

Comme c’était faux. Comme c’était faux et comme c’était absurde. Mais, bien cachée entre deux lignes folles, j’avais en réalité le pressentiment que quelque chose allait bouger. Je ne savais pas quand, ni comment ou encore par quel étrange subterfuge cela aurait pu se dérouler, mais je le savais :

« J’ai l’impression d’être submergée […] j’ai besoin de trouver une échappatoire. Mais je dois être consciente de ce qu’il se passe autour de moi, savoir ce qu’il se passe dans le monde, aujourd’hui, car cette année, je sais que tout va changer. Je ne sais pas encore quel genre de changement, mais de grandes décisions vont être prises et demain sera un jour drastiquement différent. Je sens au fond de moi que l’année qui débute sera drastiquement différente lorsqu’elle sera terminée ». Mardi 13 janvier 2015 – jour 9264.

Comme j’avais raison. Cette phrase aurait dû me percuter à cette époque, car la lumière, la vraie, celle du soleil, venait de là. Elle était là ma sortie : la perspective que tout allait drastiquement changer. A la fin de ce cahier noir, réparé à coup d’agrafes, avec son stylo à plume à l’encre séchée, se trouvait ma porte de sortie.  Le point de fuite.