Terrasse du centre-ville toulousain, j’avais dix-neuf ans, je rentrais à peine de Londres, je m’apprêtais à rentrer en école de tourisme, bref tout allait bien pour moi, j’étais heureuse. C’était un premier rencard en compagnie d’un type avec qui je causais en ligne depuis un moment, la bière était rafraîchissante, la discussion était fluide, le contact passait bien, bref, le moment était carrément cool. On a fini par aborder le sujet fatidique et pourtant révélateur des ex. Sans prévenir, le type a lâché une bombe : 

  • J’ai pas de chance en amour, tu sais. Toutes mes ex sont folles ! 

Vous connaissez la blague de la meuf qui ne voit pas un redflag gros comme la Tour Eiffel ? C’est normal, la meuf en question avait dix-neuf ans et le type en face d’elle en avait vingt-six. Aujourd’hui, si on me sortait une phrase pareille au cours d’un rencard, j’irais payer mon verre sans donner suite, en bloquant gentiment l’individu de tout contact. C’est parce qu’aujourd’hui, j’ai trente-trois ans et j’ai vécu assez de coups durs, fait assez de mauvaises rencontres et pris assez de claques dans les gencives, pour être lucide sur ce genre de propos. A dix-neuf ans, je n’avais pas encore ce vécu et c’était absolument normal. 

Malgré un premier rendez-vous plutôt sympa, je n’ai pas donné suite. A l’époque, il manquait un truc pour que je morde à l’hameçon. Nous sommes quand même restés en contact, de loin. Nous nous sommes finalement revus trois ans plus tard. J’avais vingt-trois ans, un peu plus d’expérience et de maturité, certes, mais un détail important avait changé la donne : j’étais dévastée par une récente rupture. Cette fois, le sketch de la victimisation, le discours sur ses ex ingrates et ma volonté de trouver du réconfort auprès de quelqu’un, n’importe qui, auront fonctionné : c’est à pieds joints que j’ai sauté dans ce qui serait la plus toxique des relations de ma vie. 

Des ex nuls, j’en ai eu des tas, et je suis probablement l’ex nulle de quelqu’un, quelque part (qu’il ne se manifeste pas, merci). Pour la majorité d’entre eux, on peut dire qu’on aura essayé, mais que ça n’aura pas fonctionné. Merci et bien le bonjour chez toi. En revanche, même s’ils ont été taxés de radins, connards ou menteurs, en aucun cas je n’ai pensé à traiter l’un d’entre eux de “malade mental”. Pourtant, combien de types ai-je entendu taxer leur ex de “folle” ? 

J’ai remarqué que de façon générale, quand il est question des personnes assignées femmes, tout le vocabulaire psychophobe y passe : jalouse maladive, paranoïaque, névrosée, hystérique et j’en passe. C’est tellement vu et revu, dans les films, la littérature, les médias, dit et redit partout, par tout le monde, que c’est intériorisé et pas loin d’être systémique : une femme n’est pas gentille, douce et soumise ? C’est certain, elle est folle à lier. 

Je suis donc probablement l’ex nulle de quelqu’un, en revanche je sais pertinemment que je suis l’ex folle de ce type, pour l’avoir entendu de sa propre bouche. J’ai vu quelques psys dans ma vie et aucun spécialiste ne m’a diagnostiqué un quelconque trouble mental ou psychique. Par contre, je suis taxée de folle tous azimuts par ce mec et ses ami-es. Forcément, il s’est donné du mal dans sa mission : un par un il est allé parler à nos ami-es en commun. Il est même allé sonner à la porte de mes parents, un jour où je faisais des heures pas possible au travail, pour aller leur parler de mon état qui le “concernait” et qui le rendait “très malheureux” car je cite, il voulait “m’aider”. 

Quand j’y pense, je me dis que la carte “mon ex est folle” est un coup de génie, la masterclass du manipulateur toxique qui se permet de la dégainer avant, pendant et après la relation et elle fonctionne à tous les coups, dans toutes les situations possibles et imaginables.

Avant la relation, le coup de l’ex folle a servi à me rallier à la cause du type. J’ai eu pitié de lui, le pauvre, il n’avait vraiment pas de chance dans sa vie, avec toutes ces filles mal intentionnées, exprès pour lui faire du mal alors qu’il était si gentil (insérer le ouin). Je voulais être celle qui le réconciliera avec la vie et avec l’amour, j’étais comme investie d’une mission. Il était malheureux, j’étais malheureuse, ça matchait. Certain-es appellent cela le syndrome de l’infirmière, comme si le problème venait de la personne qui cherche à aider. En réalité, c’est une technique de manipulation des plus basique, la victimisation. Le fait d’avoir été malheureux-se par le passé ne devrait pas servir d’excuse pour se comporter comme une sombre merde avec autrui, que ce soit ta-on partenaire, tes parents ou la dame du guichet de La Poste. Point. 

Pendant la relation, l’ex folle a servi à imposer un cadre : son ex folle, c’était la limite de tout ce que je devais être. En aucun cas je ne devais avoir un comportement similaire au sien. Quel comportement ? Je l’ai découvert  au fur et à mesure, car la carte de l’ex folle a été dégainée à la moindre prise de tête à base de “on dirait mon ex” ou encore “mon ex disait pareil”, “arrête, on dirait l’anglaise”. Systématiquement, à la moindre impatience de mon partenaire, je découvrais des limites qu’il allait m’imposer au gré de ses humeurs, sans bien entendu prendre en compte les miennes. Être comme son ex folle, ça sous entendait clairement que moi-même j’étais folle et donc jetable à tout moment. J’étais sans cesse sur le qui-vive, car les limites étaient flexibles et instables. J’ai dû évoluer dans une relation où je n’avais aucun repère fixe et comme il s’agissait de ma première “vraie” relation, – contrairement à lui – je pensais que c’était normal. Le gaslighting était permanent, ça a duré quasiment deux ans. 

Le gaslighting, c’est le discours d’une personne, qui au lieu de s’excuser quand elle est en tort, va chercher à déformer la réalité pour faire douter la personne en face d’elle de son ressenti pour finalement se donner raison. Cette technique de manipulation est invalidante, culpabilisante et ça m’a rendue vulnérable, car j’avais l’impression que mon ressenti était erroné, je ne faisais plus confiance à mon intuition. A la fin, c’est moi qui culpabilisais et demandais pardon. 

Après la rupture, j’avais gagné la titre tant convoité (non) de l’ex folle, la vraie, celle qui sera dégainé à la moindre occasion. L’objectif de mon ex de me taxer de folle était de discréditer ma parole et mon vécu auprès de lui, afin de tirer la couverture à lui et se dédouaner de toute responsabilité de l’échec de la relation. 

Le coup de génie dans cette manipulation constante, était de jouer sur le cadre intime de la relation. Il racontait aux ami-es des événements qui se seraient déroulés à la maison, dans le cadre de l’intimité, un mélange de détails privés, de réalité déformée et de mensonges éhontés. Bien entendu, il n’y avait aucun témoin, c’était sa parole contre la mienne. Dans la mesure où il bossait dur pour faire croire à qui voulait l’entendre que j’avais pété une pile du jour au lendemain, son auditoire l’a cru sur parole, justement grâce à l’absence de témoin. Et comme son auditoire a été matrixé à base de “je ne la reconnais plus” et “elle se comporte comme mon ex”, “elle a vraiment changé” et j’en passe. Le double effet KissKool, c’est que si moi j’étais amenée à vouloir me défendre, l’absence de témoins lors des évènements les plus difficiles a joué en ma défaveur : il n’y avait personne pour témoigner, donc je mentais forcément pour le punir. Ma parole n’étant pas crédible dès le départ (vu que j’avais soit disant changé et que je n’étais plus moi-même), ma version des faits a été ignorée par nos proches. Ce qui a eu pour résultat mon isolement, une rupture complète avec les personnes de notre univers et par extension, cela validait les propos de mon ex. Le plan s’est droulé à merveille, bien joué mon gars, tu as su utiliser les privilèges que t’offre une société où l’homme a le bénéfice du doute tandis que la femme est une folle à lier. 

Aujourd’hui, son ex folle c’est moi et grâce à moi et surtout à mon vécu qui est déformé, exagéré, inventé aussi sur certains points, il continue son bonhomme de chemin, tranquillement. Je ne suis plus dans les parages pour rétablie la vérité, l’intégralité de nos ami-es ont pris son parti en me ghostant, certain-es ayant pris la peine de m’en toucher deux mots, d’autres en me bloquant tout simplement. J’étais la folle de service et tout le monde me détestait. 

Lui qui prenait un malin plaisir à malmener mon chien en l’enfermant toute la journée dans la cuisine, milite aujourd’hui activement pour la cause animale. J’ai dû quitter la maison précipitamment, avec mon chien, mon chat et une valise sous le bras, en laissant derrière moi la majorité de mes affaires, qui ont certainement terminé dans une benne sans autre forme de procès. J’ai dû me reconstruire, repartir de zéro sans aucun repère ou cercle social et malgré tout, la folle, c’était moi. La cerise sur le gâteau ? Il a posé une main courante car j’ai pris mes affaires pendant qu’il était absent. Il paraît que ça s’appelle “cambriolage sans effraction”. Il n’y a pas eu de suite, on ne s’est jamais reparlé et j’ai occulté la plupart des évènements que j’ai pu vivre avec lui. La vie a continué, et pour le meilleur. Et pourtant. 

Pourtant, j’avais eu le message au premier rendez-vous : Toutes ses ex étaient folles et j’étais la prochaine.